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DOSSIER AYOTZINAPA
[Source: http://www.michelcollon.info/IMG/pdf/JNA2_FR.pdf]
 

Le Mexique: entre glorifications 
et silence médiatique

Les médias occidentaux nous ont habitués à dépeindre les nations
latino-américaines de manière binaire et manichéenne. Il y aurait
selon les grands médias comme Le Monde ou El Pais des gentils et
des méchants. Des démocrates et des despotes. Des dirigeants réalistes et des utopistes. Bref, des «analyses» journalistiques souvent biaisées, incomplètes et très souvent mensongères. Dans ce flot médiatique ininterrompu, un pays bénéficie d'un traitement de faveur particulier, c'est le Mexique! Et pour cause! Depuis que le pays s'est engagé voilà plus de trente ans sur la voie néolibérale, il n'a cessé d’être encensé par la presse et les gouvernements occidentaux. Libéralisation de l'économie, soumission aux États-Unis, privatisation à marche forcée... Le cocktail du FMI et de la BM a été appliqué à la lettre et ce pour le plus grand bonheur des marchés financiers et desinvestisseurs étrangers. 

                                                                             Par Tarik Bouafia

L'inféodation du Mexique aux
multinationales étrangères a atteint son
paroxysme lorsque le 20 décembre 2013, le
président Enrique Pena Nieto annonça une
reforme constitutionnelle dans le but de
privatiser le pétrole du pays au profit
d'entreprises étrangères. Pemex, l'entreprise
d’État qui conservait jusqu'alors un
monopole sur ce pétrole fut vidée de sa
substance et reconvertie en vulgaire sous-
traitant du ministère de l'énergie. Lazaro
Cardenas, père de l’État moderne mexicain et
qui avait fait du pétrole un bien national
inaliénable en écartant les multinationales
prédatrices en 1938 a sans doute dû se
«retourner dans sa tombe». Comme vous
pouvez l'imaginer, cette décision a provoqué
un flot ininterrompu d'applaudissements et de
félicitations de la part des multinationales,
des marchés financiers, des gouvernements
occidentaux et sans oublier des médias. Une
nouvelle chasse au pétrole était désormais
ouverte. Le Washington Post dans son
éditorial du 16 décembre 2013 saluait avec
enthousiasme cette réforme du président
mexicain: «Alors que l'économie du
Venezuela implose, et que la croissance du
Brésil stagne, le Mexique est en train de
devenir le producteur de pétrole latino-
américain à surveiller et un modèle de la
façon dont la démocratie peut aider un pays
en développement». Ou encore le Financial
Times qui chantait les louanges de cette
initiative du président: «le vote historique du
Mexique en faveur de l'ouverture de son
secteur pétrolier et gazier aux
investissements privés, après soixante-quinze
ans de soumission au joug de l’État». Faire
du pétrole, ressource stratégique mondiale un
bien public au service du peuple s'apparente
selon le Financial Times à «une soumission
au joug de l’État». Pas très étonnant au fond
de la part d'un journal libéral. Mais il aurait
quand même pu s'efforcer de montrer le
développement impulsé par l’État après que
ce dernier ait pris les rênes de l'industrie
pétrolière. Ce fait important dans l'histoire du
Mexique a été passé aux oubliettes. 
Sur le plan économique, afin de justifier sa
décision de privatiser le pétrole, l'argument
du président Nieto a consisté à répéter ce que
disent constamment les libéraux quand il
s'agit de privatiser des pans entiers du secteur
public. «L’État n'a plus les moyens», «il faut
dégraisser le mammouth» en l'occurrence
l’État mais aussi et toujours «L’État n'est pas:
compétent», il faut donc transférer ses
activités au secteur privé, plus efficace et qui
investira plus nous dit-on. Mais ces
arguments relèvent souvent du mythe. 
En Argentine par exemple, après que le
président Menem eut décidé la privatisation
de l'entreprise nationale pétrolière
Yacimientos Petroliferos Fiscales (YPF) au
profit du géant espagnol Repsol, très actif en
Amérique du Sud. Bilan de cette
privatisation: désinvestissement au profit
d'une hausse des dividendes versés aux
actionnaires, augmentation des prix, déficit
de la balance énergétique... Ce qui en avril
2012 a poussé la présidente Cristina
Fernandez de Kirchner, réélue avec 54% des
voix l'année précédente à exproprier 51% des
actions d' YPF (1)et ce avec l'objectif de
rééquilibrer la balance énergétique puis
commerciale du pays et d’œuvrer au
développement de la nation albiceleste grâce
à l'argent des exportations. Sans surprise, les
médias sont montés au front comme le
Financial Times qui applaudissait la
privatisation au Mexique et qui là qualifiait
cette expropriation d'acte de «piraterie». Le
gouvernement espagnol de son côté, enragé,
a qualifié cette décision d' «arbitraire» et a
menacé l'Argentine de représailles. Le deux
poids, deux mesures... Un exemple parmi
d'autres qui montre la duplicité des médias. 
Mais revenons au Mexique. L'enchantement
exprimé par la presse capitaliste à l'égard des
politiques néolibérales imposés dans la
nation aztèque s'accompagne d'un profond
silence à propos des impitoyables violations
des droits de l'homme. Dans son éditorial cité
plus haut, le Washington Post faisait l'éloge
de la «démocratie» mexicaine, qui serait
selon le journal un atout pour le
«développement» du pays. Les médias
dominants occidentaux sont-ils vraiment les
mieux placés pour parler de démocratie?
Certainement pas. Allons voir la fameuse
«démocratie» mexicaine de plus près. Tout
d'abord, s'agissant de la privatisation du
pétrole, notons que le président Nieto n'a
aucunement consulté son peuple sur une
réforme pourtant capitale pour
l'indépendance économique du Mexique.
L’esprit démocratique aurait été d'organiser
un référendum sur cette ignoble privatisation.
Au lieu de ça, un vote vite fait bien fait à
l'Assemblée Nationale et le tour était joué.
Cette réforme faite dans le dos du peuple par
une élite politique qui rassemble les trois
principaux partis sous le nom de «Pacte pour
le Mexique» a une nouvelle fois mis en
lumière l'atomisation du débat public et le
mépris croissant des élites à l'égard du
peuple. Car comme le souligne John Mill
Ackerman, chercheur à l'institut de
recherches juridiques de l'Université
nationale autonome du Mexique (UNAM), le
«Pacte a simultanément approfondi le fossé
entre le monde politique et la société».Cette
privatisation du pétrole a nourri beaucoup de
colère chez le peuple mexicain. Car celle-ci
ne profitera qu'à deux camps: les
multinationales étrangères et l'oligarchie
politico-économique nationale au pouvoir.
L’enquête annuelle Latinobarometro
confirme la tendance autocratique qu'a pris la
démocratie mexicaine. Elle révélait en 2013
qu'à peine 21% des Mexicains jugeaient être
«satisfaits» de leur démocratie...le pire
résultat en Amérique Latine.
Ça, le Washington Post se passe de le dire.
Tout comme ce silence sur les relations
qu'entretiennent les partis dominants avec les
cartels de la drogue. Le récent massacre des
43 étudiants de l'école normale rurale
d'Ayotzinapa à Iguala dans l’État de Guerrero
est un exemple frappant qui démontre la
complicité entre le pouvoir d’État et le
pouvoir des cartels. Alors que les étudiants
qui avaient manifesté pour la survie de leur
école se trouvaient à bord d'un bus, ils furent
arrêtés par la police puis emmenés dans un
lieu secret pour être remis à une organisation
criminelle dans le but de les faire disparaître.
Depuis maintenant plusieurs années, les
étudiants des écoles normales rurales luttent
sans relâche pour faire vivre leurs écoles. En
effet, le désengagement de l’État dans les
services publics menace la vie de ces
institutions. Des écoles nées au lendemain de
la grande révolution mexicaine de 1910-
1917. Leurs créations eurent pour objectif
d'offrir aux jeunes issus des campagnes
l'opportunité de poursuivre des études
universitaires. Mais également de permettre
aux jeunes instituteurs issus de la classe
paysanne de pouvoir enseigner. Ces écoles
qui ont une empreinte importante dans la
société mexicaine ne cessent de recevoir les
foudres des néolibéraux qui veulent faire de
l'école non plus un bien public pour tous
mais une marchandise comme une autre.
L’État terroriste mexicain a ainsi fait appel
aux criminels pour faire disparaître ces
étudiants qui devenaient gênants et qui
risquaient de contagionner le reste de la
société mexicaine, fatiguée d'une caste
politique corrompue et violente. Selon Rafael
Barajas et Pedro Miguel, journalistes
mexicains, la connivence entre le pouvoir
politique et les barons de la drogue fait du
Mexique un «narco-Etat». Cet acoquinement
entre les deux pouvoirs, intimement liés,
s’explique notamment par leur dépendance
mutuelle. En effet, selon l'agence de sécurité
Kroll, ce sont entre 25 et 40 milliards de
dollars provenant de la drogue qui
alimenteraient l'économie mexicaine.Un
argent indispensable pour un État néolibéral
où le secteur financier occupe une place
prépondérante. Une somme plus importante
que celles tirées des exportations de pétrole
qui représentent 25 milliards de dollars.
L’État mexicain ne peut donc plus vivre sans
cet argent provenant de la drogue. On
comprend tout de suite mieux pourquoi
l'impunité envers les organisations
criminelles est de mise. Comme le soulignent
les journalistes mexicains, «les
narcotrafiquants ne peuvent agir sans la
coopération des hommes politiques et des
fonctionnaires à tous les niveaux». Et le
président Nieto est loin d’être épargné. Une
partie de la presse a en effet révélé le lien
potentiel entre ce dernier et les
narcotrafiquants. Il aurait reçu toujours selon
les informations de la presse mexicaine des
millions de dollars afin de financer sa
campagne électorale, une des plus
dispendieuses de l'histoire. (2) 
Enfin, notons la terrible répression policière
et militaire qui s'abat en permanence sur ceux
qui osent défier l'ordre injuste et violent qui
prévaut au Mexique. Une des cibles
privilégiées des différents pouvoirs en place a
été les journalistes. Depuis 2010, plus de 100
d'entre eux ont été assassinés, 12 dans le seul
État de Guerrero, là où ont disparus les
étudiants.(3) Critiquer le pouvoir en place ou
pire oser révéler ses liens avec les barons de
la drogue, c'est s'auto-condamner à la mort.
Être journaliste critique du pouvoir dans ce
pays, c'est vivre avec la peur. La peur de
l'enlèvement, le peur du viol, la peur de la
mort. Dans un reportage réalisé par la chaîne
d'information Telesur dans l’État de
Guerrero, une journaliste témoigne (4):
«l’État de Guerrero est un État très
compliqué. Tu peux être menacé par les
narcotrafiquants, par le maire, par les
militaires... Tu n'as aucune garantie», avant
de dénoncer la complicité des médias
dominants mexicains avec le pouvoir
notamment au sujet d'Ayotzinapa: 
«La télévision est devenue le moyen par lequel le
pouvoir se légitime». Aujourd'hui au
Mexique, le simple fait de revendiquer tel ou
tel droit en allant manifester est suffisant
pour se retrouver soit derrière les barreaux
soit dans une des centaines de fosses
communes que l'on trouve dans le pays.
L'insécurité règne et le pouvoir installe une
peur quotidienne. Et les chiffres sont là (5):
57 899, c'est le nombre d’enquêtes
préliminaires pour homicide volontaire
ouvertes depuis l'arrivée au pouvoir
d'Enrique Pena Nieto le 1er décembre 2012.
Le nouveau président mexicain est lui un
habitué des répressions. Lorsqu'il était
gouverneur de l'Etat de Mexico, il avait
donné l'ordre en 2006 de mater les
manifestants de San Salvador Atenco qui
luttaient pour ne pas être expulsés de leur
terre. Cette violence impitoyable s'applique
également envers ceux (qui ne pensent pas
ou) qui osent montrer leur désaccord
politique et idéologique avec le pouvoir en
place. En août 2014, l'organisation Nestora
Libre qui défend les prisonniers politiques a
annoncé que plus de 350 personnes avaient
été mises derrière les barreaux depuis
décembre 2012, et ce pour des motifs
politiques. 
Face à ce constat alarmant, doit-on encore
considérer le Mexique comme un pays
démocratique où règne un État de droit? Cet
État terroriste, présidé par un homme tout
aussi violent et cruel ne semble pas déranger
certains présidents occidentaux. En effet, la
France lui a remis récemment la grand-croix
de la Légion d'honneur. Elle faisait ainsi
honneur à la politique néolibérale impulsée
par le président Nieto. Comme dans le cas du
Pérou qui s'est montré très complaisant avec
les multinationales, la France tout comme la
majorité des pays impérialistes et
néocoloniaux a décidé de fermer les yeux sur
les atrocités qui secouent le Mexique. La
presse également même si elle a évoqué les
événements d'Ayotzinapa, est restée discrète
sur les liaisons qui unissent l’État mexicain et
les narcotrafiquants. Cela signifie la chose
suivante: tant qu'un pays sert les intérêts
économiques, énergétiques, géopolitiques des
multinationales, alors il pourra commettre les
pires exactions, assassiner à tout va, torturer
comme bon lui semble, emprisonner
arbitrairement, il ne sera jamais épinglé par
ni par les gouvernements ni par les médias
occidentaux. 
Comme l'affirmait le secrétaire d’État états-
unien Henry Kissinger: «les grandes
puissances n'ont pas de principes, juste des
intérêts». Le cas du Mexique en est le 
parfait exemple.

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Ayotzinapa: chronique d'une disparition annoncée 

“La violence engendre la violence, comme on le sait;
mais elle engendre aussi des gains pour l’industrie de la violence, qui, elle, la vend comme spectacle et la convertit en objet de consommation.»
                           - Eduardo Galeano

Voilà maintenant six mois que les 43 étudiants de l'école normale rurale d'Ayotzinapa ont disparu. Une disparition que beaucoup au Mexique, des organisations indigènes aux mouvements étudiants imputent à l’État mexicain et aux narcotrafiquants. Ces deux entités sont en effet accusées d'avoir collaboré pour faire disparaître ces étudiants gênants. Nous vous proposons ici de revenir chronologiquement sur les dates clés et les faits marquants de cette tragédie. 
26 septembre 2014: Par manque de moyens dus aux politiques néolibérales qui ont pour conséquence le désengagement de l’État, les étudiants de l'école d'Ayotzinapa réquisitionnent deux bus pour pouvoir réaliser leur travail d'observation dans des écoles primaires du village pour pouvoir ensuite participer à la commémoration du massacre du 2 octobre 1968*. La police municipale de la ville d'Iguala dans l’État de Guerrero où se trouve l'école d'Ayotzinapa sur les ordres du maire José Luis Abarca tire à quatre reprises sur les étudiants. Bilan: 6 morts et 43 disparus. 

7 octobre 2014: Soit onze jours après la disparition des étudiants, le président Enrique Pena Nieto s'exprime pour la première fois. Il promet que toute la lumière sera faite sur la disparition des étudiants et que les auteurs seront punis.

30 septembre 2014:  22 policiers sont arrêtés et sont soupçonnés d'avoir participé à l'assassinat de 6 personnes à Iguala. Ils seront jugés pour homicide. 

4 octobre 2014: 16 fosses clandestines sont localisées à Iguala. On découvre par la suite que ces fosses contiennent 28 corps. 

5 octobre 2014: Luis Abarca, le maire d'Iguala s'enfuit avec sa femme.

10 octobre 2014 : 4 autres personnes sont arrêtées suite à la disparition des étudiants d'Ayotzinapa et 4 nouvelles fosses communes ont été localisées. 

17 octobre 2014 : Les chiffres connus indiquent que 36 policiers municipaux sont détenus ainsi que 17 membres du crime organisé. 3 nouvelles fosses ont été découvertes à Iguala. 

22 octobre 2014: Nouvelle piste: José Luis Abarca et sa femme ont agi en complicité avec le groupe criminel des narcotrafiquants, le cartel Guerreros Unidos. La femme du maire et la sœur font partie des responsables du cartel. 

4 novembre 2014: Arrestation de José Luis Abarca et de sa femme dans une maison de Mexico City.

7 novembre 2014 : Les familles des disparus s'expriment: ils considèrent que par manque de preuves leurs enfants sont vivants. Les corps n'ont cependant jamais été localisés. Ils décident de ne pas abandonner le combat malgré que le gouvernement affirme que les étudiants sont morts. 

8 novembre 2014: Des centaines de personnes manifestent à Mexico City lors d'une journée nationale de protestation. La police arrête ce jour-là 18 personnes. Parmi eux se trouvent des étudiants d'Ayotzinapa, de l'Institut polytechnique nationale, de l'Institut technologique de Monterrey accompagnés d'acteurs de cinéma mexicains. 

13 février 2015:  La Commission Inter-américaine des droits de l'homme (CIDH) décide d’enquêter sur la disparition des étudiants. 
Mars 2015:  Pour le moment, les étudiants d'Ayotzinapa n'ont toujours pas été retrouvés.

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Comment faire face au «Plan Condor»
médiatique en Amérique Latine

La disparition des 43 étudiants de Ayotzinapa au Mexique a révélé l'attaque systématique de l'Etat contre les jeunes et a suscité une indignation mondiale. Cependant, l'État mexicain peut compter sur l'étroite complicité des médias de communication des oligarchies. Dans cet interview accordé à Alex Anfruns, l'écrivain mexicain Fernando Buen Abad, connu également comme philosophe, analyse les défis à relever au Mexique et dans Notre
Amérique en portant toute son attention à l'actualité.

Alex Anfruns: Beaucoup d'analystes
ont noté que la disparition des 43
étudiants n'est pas un cas isolé. On
estime à 22.600 le nombre de
disparitions forcées au Mexique durant
ces 8 dernières années. Que peut
révéler un tel chiffre sur une société ou
l’avenir d’un pays? 

Fernando Buen Abad: Le décompte
macabre, monstrueux, exprimé en morts
et en disparitions, est en soi très incertain.
D'un côté, il n'y a pas de données
officielles crédibles à propos des chiffres.
Et d'un autre côté, il y a diverses sources
dont les décomptes sont très différents
ainsi que les méthodologies utilisées.
Selon certaines informations, par exemple
celles de la revue "Proceso de Mexico", le
nombre d'assassinats pourrait être
«arrondi» autour de 120.000 personnes
(pour le journal de Felipe Calderon et ce
que l'on a de Pena Nieto). D'autres
avancent des chiffres de 22.000, 25.000
ou 30.000 disparus, selon les sources. Et
ensuite on évoque le chiffre de 300.000
personnes déplacées de leurs terres du fait
de la lutte territoriale du crime organisé. A
eux seuls, les chiffres sont scandaleux,
mais ne sont pas suffisamment expressifs
pour comprendre le niveau de l’impact
social et politique que cela a provoqué
dans le pays. Il s'est produit un
déchirement social d’une profondeur
inestimable.

Ayotzinapa est l'expression la plus ultime
du capitalisme au Mexique. Là se
condense toute la perversité du modèle
néo-libéral, en mettant en évidence l'une
de ses plus claires et plus brutales
pathologies, qui est la haine contre les
jeunes, surtout si ces jeunes sont critiques,
si ces jeunes se regroupent et si ces jeunes
sont pauvres.
Effectivement cela n'a pas été un cas
isolé, il a plutôt fait partie d'une sale
habitude du capitalisme au Mexique, qui
se répète dans d'autres pays mais, au
Mexique, cela fait plusieurs années. Sans
aller plus loin dans l'histoire, on peut citer
1968, avec le massacre d'étudiants de
Tlatelolco, perpétré par le gouvernement
de Gustavo Diaz Ordaz.

Participèrent à ce crime beaucoup de ceux
qui aujourd'hui continuent toujours d'être
des personnages de la vie politique au
Mexique, en particulier ceux qui sont les
plus soumis aux intérêts nord-américains,
de même que certains membres de
l'appareil bureaucratique du PRI (Parti
Révolutionnaire Institutionnel), considéré
comme étant un appareil fondamentalement 
répresseur tout au long de son 
histoire.
Depuis 1968, les agressions contre les
jeunes étudiants et universitaires au
Mexique n'ont pas cessé. Et nous n'avons
pas de source claire d'information, ni
officielle ni d'un autre type, à propos du
mode d'agression et de répression contre
les jeunes. Nous pourrions passer en
revue les différents mouvements
d’expression qui ont été harcelés et
attaqués par le gouvernement mexicain,
en y incluant évidemment ceux des jeunes
indigènes et paysans qui, au Mexique, ont
représenté l'apparition d'un mouvement
politique longtemps négligé. 
Ainsi, en 1994 cette action s'est rendue
visible avec l'apparition de l'Armée
Zapatiste de Libération Nationale (EZLN
en espagnol) dans le Sud-Est du Mexique.
Il s'agit d'un mouvement composé
principalement par des jeunes, qui
prennent les drapeaux de Emiliano
Zapata, les actualisent à leur manière, et
proposent, dans le Mexique actuel, la
perspective d'un mouvement social
révolutionnaire, comme le sont les
mouvements indigènes et paysans, dans
un pays qui a signé le Traité de Libre-
Echange avec les Etats-Unis et le 
Canada.
Ayotzinapa est la preuve palpable de
l'attaque systématique de l'Etat contre les
jeunes. C'est pour cela qu'il y a eu une
telle réaction, entraînant un tel chaos,
dans un Etat non seulement incapable de
garantir la sécurité et la tranquillité de la
population mais aussi garantissant
l’impunité des criminels et la confusion
totale. Actuellement, le gouvernement va
tout faire pour composer avec la douleur
du peuple mexicain, grâce à un processus
électoral. Bien entendu, les 43 - que nous
voulons vivants - perturbent beaucoup le
projet d'un parti politique comme celui du
PRI.

Alex Anfruns : Concrètement, avec la
disparition des 43 étudiants de
Ayotzinapa, comment s'articule le
traitement médiatique de cette affaire
avec le récit de l'Etat mexicain ?

Fernando Buen Abad: Ceux qu'on 
appelle "les médias" - que moi
je mets toujours entre guillemets -,
devraient s'appeler des armes de guerre
idéologique. Le rôle joué par ces outils au
Mexique, en particulier ceux des
monopoles comme Televisa ou
Teleazteca, consiste à être les armes d’une
guerre idéologique dont l'objectif
fondamental est d'effrayer
systématiquement le peuple, avec des
menaces de tous types et en créant un
climat oppressant de violence,
d'instabilité, d'apocalypse. A travers ces
"médias" et ces armes, le paysage
sanguinaire provoqué par le crime
organisé devient une espèce de culture ou
de destin fatal en imposant l'idée qu'au
Mexique le climat apocalyptique est d'une
telle intensité qu'il n'y a plus rien à faire,
qu'on ne peut rien changer. Quoi de
mieux au lieu d'être résigné et soumis
face à cette réalité que de lutter face cette
réalité?
En plus de cela, les armes de la guerre
idéologique pointent systématiquement la
criminalisation de tout leader critique qui
fait faceà l'establishment au Mexique. Ils
privent les leaders de leur prestige, les
accusent de tout et n'importe quoi en toute
impunité, s’escriment à créer de fausses
preuves et pratiquent un espionnage
illégal. Enfin, ce sont des armes qui
opèrent avec une absolue impunité dans la
scène des imaginaires collectifspour
influencer les gens à l'aide de mensonges,
de tromperies et de falsifications.
Ces armes de guerre idéologique sont
absolument complaisantes avec la
corruption du gouvernement
mexicain...Elles ne sont rien d'autre que
leur âme. La droite en Amérique Latine
est allée se réfugier dans les médias. Ses
faiblesses et son incompétence lui ont fait
perdre du terrain et, par conséquent, elle
croit qu'elle peut réparer ses erreurs en se
réfugiant dans les appareils médiatiques,
dans les grands monopoles. 
Le cas mexicain en est l'expression la
plus évidente car c’est le monopole de la
télévision qui a mis le président du
Mexique sur le devant de la scène après
l'avoir soutenu durant de nombreuses
années. Pena Nieto est une fabrication de
l'ingénierie médiatique de Televisa qui l'a
«mis au monde» pour recevoir les
bénéfices, archiconnus aujourd’hui au
Mexique, par la voie de la corruption, des
cadeaux, du trafic d'influence. Une
corruption qui est la marque de ce
gouvernement.
Tout ceci obéit à ce que j'appelle le
«Plan Condor» médiatique en Amérique
Latine, dans lequel apparaissent des alliés
comme le groupe Prisa en Espagne, CNN
à Miami, la chaîne Foxnews, Televisa au
Mexique, le groupe Clarin en Argentine,
Globo au Brésil, El Mercurio au Chili...
Toutes les chaînes médiatiques exercent
un monopole sur le continent et contrôlent
une alliance pour produire un discours
chaque fois un peu plus omniprésent et en
même temps plus synchronisé. C’est-à-
dire que, en même temps et sur tout le
continent, se produit le même modèle
d'agression médiatique de façon
simultanée. C'est ainsi qu'une même
calomnie se propage partout.
Au Mexique donc, une figure comme
Pena Nieto a réussi à prendre le pouvoir.
Un homme qui a été fabriqué directement
par la télévision pour arriver à ses fins.
Une opération de guerre idéologique est
donc en marche à travers les médias et,
comme le dit Michel Collon, son
comportement de domination et
d’invasion peut être comparé à celui d'un
bélier.

Alex Anfruns: Des voix comme la
votre pointent, depuis quelques temps,
la nécessité de faire face à cette
stratégie de guerre médiatique en
mettant en avant le soutien des médias
à ces agressions. Fort ton expérience
dans le domaine de l'enseignement et
de l'étude du langage et de la
communication, comment penses-tu
qu’il faille développer et renforcer la
stratégie de communication des
mouvements sociaux?

Fernando Buen Abad: Le seul
diagnostic du comportement du
capitalisme, armé de ces outils de guerre
idéologique, n'est pas suffisant. Cela nous
avance pas de savoir comment ils vont
nous tuer ou comment ils sont en train de
nous agresser. Effectivement, nous savons
par exemple que Ollanta Humala au
Pérou que 3.200 soldats états-uniens
armés arriveront au Pérou en septembre
pour appuyer la lutte contre le narcotrafic.

En Amérique Latine, nous savons déjà
que cela va créer un nouveau foyer de
violence dans la région pour transformer
cette zone de la planète en quelque chose
de semblable à ce qui se passe en Irak ou
en Syrie. Nous savons que, pour en
arriver là, ils ont dû créer un écran de
fumée et un discours médiatique. Un
travail qu'ils ont déjà commencé au Pérou
depuis quelques années et qui justifie
maintenant l'arrivée de ces soldats sur le
territoire péruvien.
Très bien. Maintenant que faisons-nous
pendant tout ce temps? Que faisons-nous
quand nous sommes victimes d’un
problème d'isolement communicationnel
entre les médias alternatifs et les
mouvements sociaux? Que faisons-nous
lorsqu'il y a une grande force mondiale
communicationnelle mais qu'elle se
trouve éparpillée? Que faisons-nous
quand il y a urgence? 
Comme le dit le grand poète Jorge
Falcone en Argentine: «il y a une veillée
des caméras». Un réveil de l'intérêt
photographique, audiovisuel,
cinématographique, de documentaire, qui
témoigne de choses que nous n’avions
jamais vues auparavant, dans les luttes
des peuples de toute la planète.
Et cependant, cette grande quantité de
nouvelles forces communicationnelles,
alternatives, révolutionnaires et
indépendantes n'arrivent ni à l'unité ni à la
cohésion.
Il y a une urgence à constituer des
ponts, des réseaux, des espaces de
rencontres pour pouvoir articuler des
mouvements entiers. En Amérique Latine,
j'ai la certitude que ceux qui sont en train
de travailler dans le domaine critique,
dans le domaine révolutionnaire de la
communication sont beaucoup plus
nombreux que ceux qui travaillent dans
les structures oligarchiques. Et pourtant,
ils nous vainquent à cause de notre propre
incapacité à nous unir. Ceci doit être
résolu par une profonde autocritique. 
Mais la phase la plus compliquée, la
plus alarmante, à avoir spécifiquement
avec le champ sémantique, est de
développer notre propre agenda, avec des
raisons, des arguments, un tas de thèmes à
discuter et de développer des
raisonnements critiques de tous types.
Mais nous n'avons pas encore réussi à
construire un agenda politique ou
géopolitique qui pose les grands thèmes
de nos luttes comme axes primordiaux. A
cause de notre retard pour résoudre ce
problème, on nous a vaincus
systématiquement. «Dans le retard se
trouve le danger».
S’ils gagnent du terrain, et en
particulier sur le terrain sémantique, ils
termineront un jour par nous assassiner
avec nos propres drapeaux, comme cela
s'est passé plusieurs fois dans l'histoire.
Par exemple, des mots comme
«austérité»? Que voulons-nous d'autre
sinon une vraie retenue du gaspillage, du
cynisme bourgeois qui gaspille tant
d'argent de manière infernale. Quelle
austérité supplémentaire demanderions-
nous que de distribuer la richesse d'une
meilleure manière?
Ainsi, ils utilisent le mot précisément
pour nous soumettre! Et nous imposer
l'austérité qu’ils veulent pour nous, non
pour eux! Nous avons besoin d'espace de
discussion pour ne pas répéter le discours
du patron sans nous en rendre compte.
Chez certains peuples d'Afrique, parler de
démocratie signifie parler des pires
choses qui se sont passées. Les États-Unis
affirment être le grand paradigme de la
démocratie et c'est précisément l'endroit
où on pratique le moins la démocratie.
La bataille sémantique est un défi face
auquel nous avons beaucoup de retard. De
plus, nous devons faire une autocritique et
nous demander systématiquement si notre
récit est à la hauteur de l'histoire que nous
sommes en train de vivre. Si nous avons
vraiment les mots, la fraîcheur, la
créativité qu'a su avoir par exemple
l'Armée Zapatiste de Libération Nationale
(EZLN en espagnol) à ses débuts.
L'EZLN a su trouver les mots, mais aussi
la poésie, qui lui a permis de toucher les
cœurs et les pensées pour créer une
mobilisation et une unité. Cet aspect est
crucial. Notre capacité de communication
révolutionnaire, alternative, populaire et
de base doit construire sa propre poésie
pour toucher simultanément les pensées
et les cœurs afin d’arriver à action
organisée. 

Alex Anfruns: Pour finir, qu'est ce qui ressort 
selon-vous de la tentative de coup d’État qui
a eu lieu au mois de février au
Venezuela?

Fernando Buen Abad:Avant tout, 
je veux exprimer ma
solidarité avec le Venezuela. Nous voyons
ici l'exemple type de toutes les agressions
médiatique, économique et politique
possibles. Le président Maduro a lancé un
appel contre la guerre économique et la
guerre médiatique. Le Venezuela est le
parfait exemple du territoire qui dispose
de toutes les possibilités, notamment celle
de discuter de manière critique avec les
outils de communication et où, malgré
cela, l'unité n'est pas atteinte.
J'insiste pour dire qu'aujourd'hui plus
que jamais, il manque un sommet des
Présidents en matière de communication,
comme cela a lieu avec le sommet de
l'UNASUR ou de l'ALBA, Un sommet
serait nécessaire pour discuter de ce que
nous allons faire face à l'agression
médiatique et comment nous impulsons la
grande révolution de la communication
qu'il nous manque. En solidarité avec les
principes de la révolution et avec le
Président Maduro, mais aussi devant la
perspective que nous sommes en train
d'observer dans la région. Comme je le
disais, Ollanta Humala vient d'annoncer
qu'il acceptera des militaires états-uniens
au Pérou et, dans le même temps, au
Mexique, Enrique Pena Nieto présente
une initiative de la Chambre de Sénateurs,
pour accepter que des agents extérieurs
transitent armés via le territoire mexicain.
Une permissivité légalisée de violation de
la souveraineté des peuples est en train de
se configurer, avec un message clair:
Pérou, Colombie, Mexique, nous sommes
les pays de l'alliance du Pacifique. Et
cette alliance n'est autre qu'une avant-
garde du projet de l'ALCA qu'ils veulent
ressusciter pour imposer un Traité de
Libre Échange avec toute l'Amérique
Latine. Pour autant, il y a une alerte claire
qui montre où va cet alliance: à travers
l'agression médiatique mais aussi avec la
présence de forces militaires armées nord-
américaines en Amérique Latine. 
Je crois que c'est un moment
fondamental pour freiner ces tentatives en
créant un consensus international de
dénonciation et de rejet face à ces
initiatives. Mais également en renforçant
la solidarité, spécialement avec le
Venezuela qui est l'avant-garde politique
de l'Amérique Latine. 
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"Mexique: comment en est-on arrivé la? 

Depuis quelques années, le Mexique occupe de plus en plus 
d’espace dans la chronique de nos médias: narcotrafic,
immigration, violence, décapitations, disparitions d’étudiants
etc. Comme d’habitude s’opère une occultation systématique des véritables origines de cette situation. Pourquoi? Que se passe-t-il réellement au Mexique? Quelles sont les forces maîtresses de ce «jeu», et surtout, quels sont leurs intérêts? Afin de décanter cette situation d ’embrouille, nous nous sommes entretenus avec le sociologue mexicain Luis Martinez Andrade, fin connaisseur de la situation sociale et politique de son pay.

            Par Tarik Bouafia & Raffaele Morgantini 

[TB et/ou RM:] Pouvez-vous nous dresser un bilan de
l’histoire et du développement des
mouvements sociaux au Mexique?
[LMA:] Pour commencer, il est important de souligner
que le Mexique a une large tradition de
mouvements sociaux depuis son
indépendance. Pendant la révolution de 1910,
ces mouvements acquièrent des nouvelles
teintes, et en leur sein, différentes tendances
voient le jour. Il y a par exemple, la tendance
plus «paysanne et zapatiste» dans le sud du
pays, une autre tendance au nord, qui s’inspire
du révolutionnaire Pancho Villa, et il existe
aussi une tendance anarchiste avec l’influence
des frères Flores-Magon. 
Avec la formation de l’Etat mexicain, on
assiste à un développement, dit-on, favorable
aux mouvements sociaux : il y a une reforme
agraire, les mouvements gagnent la bataille
pour certains droits sociaux (la journée de 8h
par exemple). C’est ainsi qu’au Mexique, on
peut observer les caractéristiques d’un Etat
social bien avant la révolution russe de 1917.
Cependant, avec la consolidation du PRI
(Parti Révolutionnaire Institutionnel) un
nouveau pacte social voit le jour, accompagné
par la recomposition d’une nouvelle élite qui
prend la place de l’élite familiale
prérévolutionnaire. Au Mexique, on parle de
la «révolution trahie» ou «volée».
Les communautés indigènes qui plaidaient
pour plus de représentation, sont écartées du
pouvoir, tout comme les communautés
paysannes les plus vulnérables ou encore les
partis de la gauche révolutionnaire.Le PRI va
consolider ce que Gramsci appellerait un
«bloc hégémonique»,où les groupes
subalternes vont adopter l’apparat étatique
pour essayer de s’emparer des revendications
sociales, tout en conservant dans le même
temps, un caractère fortement réactionnaire.
C’est ainsi que s’est construit un imaginaire
collectif d’ascension sociale au sein des
communautés indigènes, qui, dans les faits,
n’a jamais cessé d’être que fictif.
Face à cette situation, on voit surgir une
forme de résistance populaire qui ira jusqu’à
la guerre et plus précisément, jusqu’à la
guérilla, notamment dans le sud du pays, la
partie la plus pauvre du pays et à majorité
indigène.
Mais cette guérilla se répand aussi en zone
urbaine. Le commandant Marcos par
exemple, construit le début de sa carrière au
sein de groupes de guérilleros urbains, pour
après, émigrer vers des zones plus rurales et
essayer de mener une révolution guevariste
(d’Ernesto Che Guevara) par la création de
foyers de guérilla révolutionnaires.
Aujourd’hui, grâce au mouvement zapatiste,
le peuple mexicain est en train de se rendre
compte que différentes façons de s’organiser
sont possibles, qu’un autre modèle est
envisageable. Et cela est certes, une note
positive. Mais ce dont le Mexique a besoin
aujourd’hui c’est d’un grand front commun,
anti-néolibéral, anticapitaliste, progressiste et
émancipateur. Mais il n’y a pas de
canalisateurs, il faut donc une structure
d’organisation bien définie, et cela prendra du
temps.
[TB et/ou RM:] D’un point de vue politique, économique et
social, comment en est-on arrivé à la
situation dramatique d’aujourd’hui?
Comment un pays aussi riche en ressources
naturelles, et pouvant compter sur des
mouvements sociaux nombreux et bien
structurés, est devenu un pays détruit par
la violence, la pauvreté, le narcotrafic etc.?
[LMA:] Il y a deux phénomènes parallèles qui peuvent
nous aider à comprendre cette situation. Le
premier élément, c’est le rôle des Etats-Unis,
qui depuis le coup d’Etat organisé au
Guatemala contre le président Arbenz, en
1954, n’ont jamais cessé d’intervenir en
Amérique latine, directement ou
indirectement, là où leurs intérêts étaient
menacés. La force et la violence
d’intervention des USA à l’égard de
l’Amérique latine, et du Mexique plus en
particulier, ne sont pas discutables, c’est un
fait établi. Le deuxième élément, c’est le
développement du néolibéralisme, impulsé
également par les USA et les instances
financières internationales comme le FMI ou
la Banque Mondiale. Cette période commence
à la fin des années 70 – début des années 80,
avec une vague de privatisations des
entreprises publiques, justifiée par le mythe
qu’une entreprise publique ne peut pas être
rentable si elle est étatique. L’iceberg de cette
dynamique est la signature du traité de libre-
échange en 1994 avec les USA et le Canada:
l’ALENA (Accord de Libre-échange Nord-
Américain). 
La privatisation commence avec les grandes
banques publiques et la grande entreprise
publique de téléphonie, ouvrant la porte au
développement d’une classe managériale qui
va s’enrichir énormément au cours des
dernières années, opposée à un peuple en voie
de paupérisation en raison des mesures
d’austérité imposées par les programmes
d’ajustement structurel du FMI/Banque
Mondiale. 
Dans ce contexte on doit se rappeler des
enseignements du penseur marxiste Louis
Althusser quand il analyse les apparats
idéologiques de l’Etat. Il analyse la façon
dont les individus se sont pliés aux exigences
de l’Etat néolibéral et comment, à travers le
système éducatif étatique ou la télévision (qui
sont des moyens de propagande idéologique
de l’Etat), ils ont accepté de se soumettre à ses
lois. En 1968 par exemple, l’entreprise de
télécommunication Televisa nie le massacre
de centaines d’étudiants par les forces de
l’ordre. L’histoire se répète en 1988, avec
l’occultation systématique des scandales des
fraudes électorales.
Le néolibéralisme a entrainé une véritable
décomposition de l’Etat et de la structure
politique et sociale mexicaine. Il ne faut pas
oublier que le néolibéralisme et la
militarisation de la société sont deux
phénomènes qui vont de pair, deux faces
d’une même pièce. Pensez au Chili.

[TB et/ou RM:] D’après vous, le néolibéralisme 
a-t-il pu s’imposer pacifiquement? 

[LMA:] Bien sûr que non, cela s’est
fait par un coup d’Etat militaire, par une
«stratégie du choc» comme le dirait Naomi
Klein. La même chose est en train de se
passer ici, au Mexique, le tout, avec l’appui
des moyens de communication
monopolistiques, véhicules et porte-paroles
fondamentaux de cette dictature. 

[TB et/ou RM:] Pouvez-vous nous expliquer le
développement du narcotrafic dans votre
pays? Quels sont les liens entre l’Etat 
mexicain et le narcotrafic? La situation 
est-elle similaire à la Colombie, où les liens
entre la politique et les grands producteurs
de drogue sont désormais une évidence ? 

[LMA:]Avant tout, il y a quelque chose qu’il faut
clarifier. Quand on aborde le thème du
narcotrafic, on se trouve dans une situation
plutôt «floue». Par exemple, le blanchiment
d’argent sale: comment peut-on être sûr de
son ampleur, tant que demeure le secret
bancaire? Suivre la piste du narcotrafic est
difficile car il n’y a pas de données précises.
On sait bien qu’il fonctionne comme une
entreprise mais il est très difficile à détecter,
et presque impossible d’en comprendre les
mouvements et les mécanismes. C’est un
monde de spéculation. 

[TB et/ou RM:]Que se passe-t-il dans cette relation
narcotrafic-Etat? 

[LMA:] C’est un sujet très
intéressant. La question du trafic est
complexe. Ce n’est pas uniquement la vente
de marijuana ou de cocaïne, c’est également
le trafic d’organes, d’armes, de femmes etc.
Tous ces trafics impliquent le blanchiment
d’argent, l’existence d’entreprises illicites
etc. Déjà, dès les années 20-30 il y a avait des
camions de marijuana qui partaient vers les
USA...
Néanmoins, on peut identifier un moment de
rupture: ce sont les années de la présidence
de Vicente Fox entre 2000 et 2006. C’est sous
sa présidence que Chapo Guzman (membre de
l’un des plus grands cartels de la drogue du
pays) s’enfuit de la prison de haute
surveillance, dans laquelle il est prisonnier et
ceci, dans des circonstances très obscures.
Apparemment, selon l’avis d’experts, le
gouvernement de Fox a déclaré la guerre à
certains cartels, et a pactisé avec d’autres.
Cela a généré beaucoup de méfiance au sein
de certains cartels, car ils se sont rendus
compte que l’Etat était en train de prendre une
position stratégique au sein même de la guerre
entre les cartels. Cela a rendu la situation
encore plus tendue et a exacerbé la lutte de
pouvoir au sein du monde narcotrafiquant. Le
problème c’est qu’à partir de là, il y a eu une
forte infiltration du narcotrafic au sein de la
police. Une infiltration qui, peu à peu, est
remontée jusqu’aux hautes sphères de l’Etat. 
Cette situation larvaire explose sous le
gouvernement de Felipe Calderon. À cause
d’un soutien populaire très faible, Calderon
décide de déclarer la guerre au narcotrafic.
Par contre, ne pouvant pas compter sur la
police à cause de la corruption généralisée, le
président décide d’utiliser l’armée. Il est très
intéressant à cet égard, de rappeler que
quelques années auparavant, il y a eu, au sein
de l’armée, le développement d’une élite
fortement réactionnaire, entrainée, imaginez-
vous, par le Mossad, la CIA et des assesseurs
colombiens d’Alvaro Uribe.Ce groupe d’élite
a été formé et mis en place pour lutter contre
les cartels de la drogue, mais immédiatement,
ils ont compris qu’il y avait moyen de gagner
beaucoup plus d’argent... En formant leur
propre cartel de la drogue!C’est ainsi que ce
groupe d’élite de l’armée s’est transformé en
un véritable cartel. En fait, ce sont justement
eux qui vont commencer à mener des actions
d’une violence sans précédent, avec des
décapitations, des pendaisons, et par une
stratégie de terreur, exactement comme ce qui
se passe en Colombie. 
Il faut aussi rappeler que déjà en 1994 on
parlait du «Plan Mexique-Panama», qui par
la suite, a échoué et a été recyclé dans le
«Plan Colombie». Là, on a pu voir le rôle
des USA qui visaient à mettre sur pied des
plans stratégiques pour détruire toute forme
de résistance dans les pays sous leur sphère
d’influence, là même où l’expansion et
l’accumulation des capitaux étaient remises
en question par des mouvements
progressistes, syndicalistes, indigènes etc.
Auparavant, on utilisait l’armée, mais
aujourd’hui, on a recours aux paramilitaires, à
partir du moment où le fait d’utiliser l’armée
équivaut à impliquer directement l’autorité
publique. Au Mexique on est même arrivé à
un stade supérieur, c’est-à-dire à l’utilisation
du narcotrafic comme moyen de lutte
réactionnaire.
Il ne faut pas perdre de vue le fait que le
narcotrafic et la classe 
politique dominante ne
sont pas deux entités antagonistes.Il y a
quelques différents, c’est clair, car toutes ces
oligarchies sont en conflit entre elles. Mais
finalement ils représentent la même force,
c’est-à-dire celle d’une élite dominante au
pouvoir. Le narcotrafic est le bourreau du
peuple, tout comme l’élite oligarchique
capitaliste au pouvoir. Je pense que les cartels
de la drogue font partie d’une stratégie de
contre-insurrection.Grâce à eux, l’Etat
possède un prétexte pour accroître la
militarisation de la société. Finalement on
peut dire que les cartels ne constituent pas une
menace pour l’Etat, ils sont un instrument de
l’Etat! 

TB et/ou RM:]Quel est le rôle du 
para-militarisme au Mexique? Comment 
s’est-il développé? 

[LMA:]  Les paramilitaires jouaient déjà un rôle
important dans les années 70, pour démanteler
les mouvements de résistance.On parlait alors
de «guerre sale» pour décrire ce qui se
passait dans l’Etat de Guerrero, une région
très pauvre qui a connu un développement
important de groupes de guérilleros marxistes.
En 1994, cette guerre sale connaît un essor
considérable avec l’arrivée du mouvement
zapatiste. On parle aussi de «guerre de faible
intensité» (le même concept utilisé pour
décrire les guerres anti-communistes dans les
pays de l’Amérique centrale). Cette guerre
consiste dans la formation d’escadrons
paramilitaires formés par l’armée régulière
pour semer le chaos entre les différentes
ethnies et cultures existantes dans ces régions.
Les médias ont par la suite «fini le boulot»,
en faisant passer ces guerres pour des guerres
ethniques, et entre différents groupes
politiques. Aujourd’hui, au sein même des
cartels, la confusion règne. La même
manipulation de masse s’est passée avec les
43 étudiants disparus d’Ayotzinapa. Dans un
premier temps en effet, les moyens de
communication ont relayé l’information que
les étudiants étaient liés à des groupes de
délinquants. Le para-militarisme s’est ainsi
avant tout, vu divisé, laissé intimider, et
réprimer. 

Il faut savoir aussi que l’Etat du Chiapas (où
il y a eu le soulèvement du mouvement
zapatiste EZLN) est très riche en ressources
naturelles. Il y a également beaucoup de
ressources hydriques, et minières. L’Etat, pour
s’approprier ces terres, a recours au para-
militarisme. Exactement comme en Colombie.

TB et/ou RM:]Mais alors peut-on affirmer qu’il y a un
lien entre la montée du para-militarisme et
du narcotrafic, et la mise en place
autoritaire du modèle néolibéral?

[LMA:] Oui bien sûr. Le para-militarisme a connu un
décollage important justement à partir de la
période où s’est mis en place le
néolibéralisme. En ce sens, ce n’est pas une
surprise que les deux pays, où le problème du
para-militarisme/narcotrafic est le plus
significatif soient le Mexique et la Colombie,
les deux pays latino-américains où le modèle
néolibéral a pu s’imposer (presque) sans
résistance aucune, grâce à la présence d’une
oligarchie capitaliste assujettie aux intérêts
des USA. Le néolibéralisme en Amérique
latine implique l’accaparement des terres par
les multinationales, la destruction des droits
sociaux, du tissu social, des droits des
indigènes etc. Pour que cela soit soutenable,
le néolibéralisme a besoin d’une force qui fait
respecter le statut quo, et cette tâche a été
confiée justement au paramilitaires... 

[TB et/ou RM:]Le Mexique possède 
d’énormes réserves de pétrole. 
L’ingérence des USA dans le pays,
peut-elle aussi s’expliquer par la présence
de cette ressource?
 

[LMA:] En décembre 2013 le président Peña Nieto
privatise la dernière grande entreprise
pétrolière étatique.Cette privatisation
correspond au modèle classique capitaliste et
au développement de la mondialisation, là où
les pays riches du centre, volent les ressources
des pays pauvres de la périphérie.Cela
perdure depuis des siècles, depuis le début de
la colonisation au 16ème siècle. La privatisation
du pétrole s’inscrit dans cette même logique
de pillage des ressources des pays du sud,
exercée autrefois par les colonialistes
espagnols, et aujourd’hui, par les Etats-Unis. 
Au Mexique, la lutte sera longue et
compliquée. Mais le peuple n’est pas stupide.
Cette situation ne pourra pas durer toujours.
Je vais terminer par une phrase du philosophe
français Daniel Bensaïd: «Ah la révolution,
soit elle arrive trop tôt, soit elle arrive trop
tard, mais jamais à l’heure.»

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